Dangereux, le canyoning ?(Benhamou Guy)

Les 21 morts de Suisse le prouvent. Encore faudrait-il que les professionnels tiennent compte des risques. Le canyoning, c’est dangereux, mais cela rapporte. Voilà sans doute la raison pour laquelle 21 personnes sont mortes la semaine dernière en Suisse, dans les gorges de Saxet-Bach. 

 

Un groupe de 45 touristes encadré de 8 guides s’est fait prendre par une brusque montée des eaux alors qu’il s’engageait dans un canyon étroit. Il faisait un temps de chien, et renoncer à l’expédition aurait été plus raisonnable. Mais l’agence organisatrice aurait alors perdu un joli paquet d’argent. En France, le plus important marché du canyoning est localisé dans les Alpes-Maritimes. Ce département compte plus de 300 canyons et voit défiler chaque année 15 000 adeptes. Casqués, vêtus d’une combinaison de plongée, équipés de solides chaussures et d’un baudrier, ces amateurs de sensations fortes se jettent dans des vasques rocheuses du haut de promontoires de 5, 10, voire 15 mètres de haut. Ils se laissent glisser sur des toboggans naturels quasi verticaux, propulsés par des cataractes glacées dans des tourbillons qui les aspirent au fond. Ils descendent en rappel des parois glissantes sous des cascades leur laissant à peine assez d’air pour respirer. Quand il ne leur faut pas s’engager dans des siphons, plongeant en apnée sous un rocher qui obstrue la voie, pour ressortir de l’autre côté à l’air libre.

Le risque d’accident est permanent. Chutes, glissades et sauts ratés ont fait l’an dernier sur toute la France plus d’une centaine de blessés, dont la moitié dans les Alpes-Maritimes. «Un bilan minimal, fondé sur les interventions des secours, soulignent les médecins Raymond Gaumer et Yves Kaneko, auteurs d’une étude sur les accidents de canyoning survenus en 1998. Mais nous n’avons aucune idée du nombre total de blessés réels, compte tenu de tous les autosecours qui ont pu être réalisés par des pratiquants expérimentés.» Sur la même période, les deux médecins recensent cinq décès, dont une crise cardiaque chez un homme très corpulent, «qui n’est donc pas à relier à la pratique de l’activité». Les quatre autres cas concernent une femme de 44 ans restée bloquée toute une nuit sur sa corde lors d’une descente en rappel, morte d’épuisement; un homme de 29 ans noyé lors d’une crue; une jeune fille de 16 ans victime d’une chute avec plaie importante à la tête; une femme de 27 ans décédée des suites d’une hémorragie interne après une chute. Mais le danger majeur du canyoning reste, comme en Suisse, la crue soudaine du torrent. D’autant qu’il est en général impossible de fuir par les côtés. Une fois engagé dans un canyon, il faut aller au bout, après plusieurs heures de progression difficile parfois. «Le scénario classique de l’accident en groupe, c’est un peu ce qui s’est passé dans la clue du Raton en 1995», explique Jean-François Fiorina, sergent-chef des sapeurs-pompiers de Grasse et l’un des meilleurs spécialistes français du canyoning. Cette année-là, un groupe de 13 touristes, accompagné de 2 guides et de 4 amis, pénètre dans la gorge dans l’après-midi. Bien tard, pour parcourir les 3 kilomètres de canyon et ses 30 cascades franchissables uniquement en rappel. D’autant que le groupe est important et composé de débutants, donc très lent. De plus, le temps est à l’orage. Lorsque la pluie fait brusquement monter le niveau des eaux, le groupe est encore dans la partie la plus étroite de la gorge. Une vague terrible balaie tout sur son passage et fait trois morts. «Le canyoning dans ces conditions, poursuit le sergent-chef Fiorina, cela revient à faire du Vélosolex sur l’autoroute. L’accident est inévitable.»

Le site est pourtant connu pour ses risques. Déjà, en 1990, trois touristes avaient péri au même endroit. Et le 23 août 1996, à nouveau, les secours ont repêché un mort et trois blessés. Depuis, le préfet des Alpes-Maritimes a pris un arrêté réglementant sévèrement le canyoning. Les heures d’entrée et de sortie dans les canyons sont réduites, certains sites sont interdits, et le nombre de participants limité à 8 par groupe, sauf pour la clue du Raton, où il est abaissé à 6. Mais que peut le règlement face à l’envie de sensations ou à l’appât du gain? Le vendredi 30 juillet, Météo France a émis un bulletin d’alarme avec de forts risques d’orage sur les Alpes-Maritimes. Dans la foulée, vers 10 heures du matin, le préfet a pris un arrêté interdisant totalement le canyoning jusqu’au lendemain 8 heures. Ce qui n’a pas empêché des centaines d’amateurs de se mettre à l’eau. Même les guides professionnels ont bravé l’interdiction, la plupart du temps par ignorance. «L’arrêté préfectoral est tombé trop tard, explique un professionnel. Nous, à 10 heures, on est déjà dans les canyons depuis longtemps.» C’est que la concurrence est sévère. Ils sont près de 80 à se disputer la clientèle des Alpes-Maritimes, certains professionnels n’hésitant pas à venir des départements voisins pour profiter de la richesse des sites locaux. A raison de 250 francs par personne pour une initiation, et 350 à 400 francs pour une sortie, chaque journée annulée représente de 4000 à 5 000 francs perdus. Alors, les interdictions… D’autant que «certains ont obtenu leur qualification canyoning par l’opération du Saint-Esprit», lâche un responsable local, qui assure avoir vu des guides faire sauter des débutants de 16 mètres de haut et d’autres «nager comme des fers à repasser». La présence d’un bon professionnel reste cependant une relative garantie. L’an dernier, les trois quarts des accidentés pratiquaient sans accompagnateur patenté. «Beaucoup sont mal équipés et inexpérimentés», note un secouriste, qui a récupéré récemment un couple de touristes hollandais avec deux enfants de 4 ans, sans casque ni combinaison. «Les enfants avaient les lèvres bleues de froid.» Rançon du succès, certains sites voient leur fréquentation augmenter au point de frôler l’engorgement. «Dans la vallée du Loup, près de Grasse, explique Jean-François Fiorina, il faut parfois faire deux heures de queue pour descendre une cascade.» Même affluence dans la clue de la Maglia, près de la frontière italienne, qui s’est signalée l’an dernier par un record absolu, 16 blessés, la plupart victimes de fractures à la suite de sauts ratés.

Pour le département des Alpes-Maritimes, le canyoning représente une chance unique pour maintenir la vie économique de l’arrière-pays. Conscients des enjeux et des risques, les responsables ont aménagé les 30 sites les plus visités et distribuent partout un guide gratuit présentant chaque clue. Ils ont aussi mis sur pied un service de secours adapté. Une cinquantaine de sapeurs-pompiers ont été spécialement formés au secours en canyon, sous la direction de Jean-François Fiorina, et dotés de matériel idoine. Le peloton de gendarmerie de haute montagne et la CRS des Alpes ont aussi ouvert deux antennes locales. Alors, dangereux, le canyoning? Bernard Barbier, responsable départemental canyoning à la Fédération française de spéléologie, relativise: «Toute activité nouvelle est soumise à cette même règle de croissance des accidents.» Tout de même, depuis 1986, année des deux premiers morts à la clue d’Aiglun, on estime que le canyoning fait en moyenne chaque année une dizaine de morts et une centaine de blessés.

Source : article réalisé par Benhamou Guy et publié le 05/08/1999 dans L’express Voir l’article dans l’Express