Quand le canyoning déchire une vallée

Avec des étés de plus en plus chauds, le canyoning est en plein boom. Dans un petit village ardéchois, ce surtourisme crispe habitants et politiques, entre dialogue impossible et démissions.

Sur la basse Bésorgues, les canyoneurs effectuent un parcours d’environ 800 mètres ponctué de toboggans, de sauts et même d’une tyrolienne en fin de parcours. - © Pauline De Deus / Reporterre

Vêtus de combinaison néoprène intégrale, coiffés de casque orange ou bleu, les canyoneurs marchent en file indienne sur les rochers de la Bésorgues. L’eau qui file sans s’arrêter depuis des millénaires a creusé dans le calcaire des toboggans naturels pour les visiteurs et leur guide. « Ici, vous vous couchez à plat ventre et vous vous laissez aller », dit Jean-Baptiste tout sourire, face à un groupe de novices d’une dizaine de personnes. L’eau est fraîche, à peine 13 °C, mais les visages s’illuminent dès la première glissade.

De l’autre côté de la rive, sur la plage municipale enherbée, deux jeunes femmes observent ce ballet incessant, interloquées. « En une heure, on a vu passer quatre ou cinq groupes », témoignent les Bisontines en vacances dans le secteur. Dans quelques jours, elles aussi vont tester l’activité phare de Labastide-sur-Bésorgues : le canyoning.

Dans cette commune de 260 âmes, perchée dans les montagnes ardéchoises, les amateurs de sports nature explorent la rivière depuis plus de trente ans. À la fin des années 1980, plusieurs parcours de canyoning ont été ouverts. Ils se sont depuis développés, avec deux entreprises principales, la Compagnie des Cévennes (installée dans la basse Bésorgues, au centre du village) et Geo (implanté dans la haute Bésorgues, au nord), qui comptabilisent à elles seules 20 000 visiteurs en 2023, la majorité entre mi-juillet et mi-août, selon leurs chiffres. Trois autres opérateurs proposent des parcours à leurs clients sur ces deux sites.

« On demande une régulation »

Le 17 août, une trentaine de personnes se sont donné rendez-vous au Moulin Lacoste pour distribuer des tracts. Sur le petit pont d’à peine 5 mètres de large, des femmes vêtues de gilet orange arrêtent les voitures, immatriculées dans le Pas-de-Calais, les Alpes-Maritimes, le Var, l’Hérault ou même les Pays-Bas et l’Angleterre. Quelques locaux refusent de s’arrêter et d’autres, au contraire, expriment leur soutien : « Il y a trop de trafic dans la vallée et parfois des bus, s’indigne un conducteur. Les touristes ne connaissent pas nos routes escarpées, c’est très dangereux. »

Penché à une fenêtre, Jérôme discute avec un autre habitant. « On n’est pas contre le canyoning et le tourisme. Mais on demande une régulation », explique-t-il calmement. Sur ce point, le conducteur est d’accord : « Pas question de ressembler à Vallon-Pont-d’Arc et aux gorges de l’Ardèche ! »Bien connus du million de touristes qui s’y rendent chaque année, ces sites se trouvent à moins de 50 km de la vallée de la Bésorgues.

Le 17 août, dès 9 h 30, Les Amis de la vallée de la Bésorgues avaient déjà rencontré plus de 80 personnes qui se dirigeaient vers la base de canyoning. © Pauline De Deus / Reporterre

« Une partie des clients du canyoning montent des campings du sud de l’Ardèche et avec les chaleurs, ils sont de plus en plus nombreux », observe Patricia Fournier. Si elle est aussi une professionnelle du tourisme, le modèle qu’elle défend se veut plus sobre : « On a un petit camping, il y en a un autre sur la commune, ainsi que quelques gîtes. C’est un tourisme rural. »

Pour s’opposer au surtourisme qu’ils constatent dans la vallée depuis une dizaine d’années, Patricia et d’autres habitants ont créé Les Amis de la vallée de la Bésorgues. Forte d’une centaine de membres, l’association a entrepris deux actions en justice, « l’une au pénal pour inaction du maire face à des délits d’urbanisme, et l’autre au civil, avec un habitant, contre les nuisances de la base de canyoning », explique Patricia.

Resto, jacuzzi, jeux pour enfants

500 mètres avant l’entrée de la commune, une pancarte indique « Base canyon de la Bésorgues ». En contrebas de la route départementale, deux parkings de quarante places aménagés sous les arbres et des terrasses bétonnées, avec un abri pour les équipements, un coin douche, des toilettes sèches, un jacuzzi, des jeux pour enfants et un restaurant en plein air.

En cette mi-août, une trentaine de personnes déjeunent sur les tables en bois. En croquant dans leur hamburger, quatre frères et sœurs originaires de la région parisienne se réjouissent de leur expérience de la matinée : « C’est la première fois qu’on faisait du canyoning, c’était super ! »

Plus de 500 personnes effectuent quotidiennement le parcours au centre du village en plein été, d’après un comptage effectué sur une journée par l’association. © Pauline De Deus / Reporterre

Philippe Roux observe la scène. « Le thermomètre, c’est ça, la satisfaction des clients », se félicite le gérant de la base et de la Compagnie des Cévennes. Depuis qu’il parcourt la basse Bésorgues, le moniteur de 52 ans a vu le secteur se transformer en profondeur. « Jusqu’en 1997, on avait une clientèle très sportive qui attendait des activités à la journée », raconte Philippe Roux. Avec l’arrivée d’internet, les amateurs de sensations se sont émancipés des guides. En parallèle, le canyoning s’est démocratisé auprès du grand public.

« Monsieur et madame Tout-le-Monde veulent faire du canyoning. Mais pas en se changeant au bord d’une route ni en faisant pipi derrière un arbre… On doit composer avec ces changements : tu t’adaptes ou tu meurs », dit le gérant. Ainsi, il a progressivement transformé la châtaigneraie abandonnée acquise à la fin des années 2000 en une base de loisirs.

La plage communale est un espace enherbé au bord de la rivière. À partir de 14 heures, les canyoneurs ne doivent plus traverser sur cette zone pour ne plus déranger les baigneurs. © Pauline De Deus / Reporterre

Dans le village, la tension monte

Ce projet touristique connaît une forte contestation locale. Les opposants dénoncent notamment l’illégalité d’une partie des constructions dont les permis de construire ont été refusés [1]. « Tout est démontable », rétorque le gérant, qui assure avoir été contrôlé six fois par la direction départementale des territoires (DDT).

Aux élections municipales de 2020, le conflit a pris une tournure politique quand l’un des adjoints a monté sa propre liste avec comme principal projet la régulation du canyoning via un plan de gestion. La défaite s’est jouée à une voix près. Depuis, une partie du conseil municipal a démissionné et la tension est montée d’un cran. Tous s’accusent les uns les autres, les intérêts ou relations personnelles s’emmêlent et chacun s’accorde à dire que le dialogue n’est plus possible.

« Ça serait un pugilat »

« Si on faisait une réunion publique aujourd’hui, ça serait un pugilat », affirme le maire, Serge Caviggia. L’édile se dit favorable à la régulation du canyoning, qui a déjà débuté avec un arrêt de l’activité le dimanche en haute saison et une interdiction de passage des canyoneurs sur la plage municipale l’après-midi. « Vallon-Pont-d’Arc, ce n’est sûrement pas un schéma à reproduire, mais il n’empêche qu’on est en zone touristique, dit-il. Le canyoning est un des piliers qui va servir au développement. Si on se projette dans le temps, l’économie du tourisme va aussi générer de nouveaux commerces et des habitants. »

À 70 ans, Yvan a passé toute sa vie dans cette ville. En 2015 déjà, il avait lancé une pétition contre la surfréquentation de la Bésorgues par les canyoneurs. Elle avait recueilli plus de 150 signatures. © Pauline De Deus / Reporterre

Un enjeu crucial dans un village où 43 % des logements sont des résidences secondaires. Dans l’immédiat, Serge Caviggia espère réguler le site de la haute Bésorgues, où un projet de parking a été refusé par la DDT. « Ce site est plus problématique, entre les risques incendies avec les forêts autour et le passage dans la commune », explique-t-il.

Un plan local d’urbanisme, en cours d’élaboration à l’échelle de la communauté de communes, devrait également régulariser les installations de la base au sud de la commune. Une démarche contestée par Les Amis de la vallée de la Bésorgues, qui y voient une menace ouvrant la voie à un centre de loisirs aquatique dans la rivière : « C’est à la fois une reconnaissance que la base est illégale et ça montre qu’il y a une volonté de développement d’une zone touristique de grande ampleur », argumente Patricia Fournier, qui dénonce une volonté de laisser-faire, y compris de la part des services de l’État.

Amandine et Mehdi vivent dans la commune voisine depuis quelques années. Ils se sont joints à la mobilisation pour protester contre l’augmentation de la fréquentation touristique de la vallée qu’ils constatent depuis deux ans. © Pauline De Deus / Reporterre

Au milieu de cet imbroglio, l’environnement est un argument que chacun tente de tirer à son avantage. Alors que l’association dénonce le piétinement de la rivière et les conséquences pour la biodiversité, les professionnels s’en défendent [2]. « On marche tous au même endroit à chaque passage. L’activité est beaucoup moins destructrice pour la faune et la flore lorsqu’elle est organisée », plaide Jean-Baptiste.

Face à la falaise immense, le guide s’interrompt pour s’adresser au groupe : « Ici, on voit une coulée de lave vieille de 40 000 ans. » Des parois basaltiques remplies de mousse, des petites cascades apparaissent. Cette fois, les visiteurs sont invités à traverser la rivière pour se désaltérer avec cette eau fraîche qui prend sa source à quelques kilomètres de là.

Source : article réalisé par Pauline De Deus et publié le 22 aout 2024 par reporter.net