Minibarrages : les torrents alpins sacrifiés
Le déploiement de petites centrales hydroélectriques sur les torrents alpins est en pleine croissance selon les données recueillies par Reporterre. Bien des maires sont ravis mais la biodiversité trinque.
On croyait les rivières alpines déjà bien corsetées de barrages et de turbines. Mais la ruée vers l’or bleu se poursuit dans les montagnes, au risque de causer des dommages irréversibles aux derniers cours d’eau sauvages des Alpes. « Il y a eu une bascule ces vingt dernières années, dit David Doucente, ingénieur piscicole de la fédération des pêcheurs des Hautes-Alpes. Jusque dans les années 2000, il y avait quelques centrales hydroélectriques dans les Alpes, mais ces projets étaient cadrés par EDF avec des aménagements mesurés. Depuis, beaucoup d’opérateurs privés ont déposé des dossiers et on a commencé à constater une surexploitation des cours d’eau. »
Ni les services de l’État, ni le syndicat professionnel France Hydro Électricité ne possèdent d’informations chiffrées précises sur ce déploiement. Leur inventaire avait cependant déjà été réalisé par un ingénieur d’étude en 2021 sur les départements de Haute-Savoie, Savoie, Alpes-Maritimes et Hautes-Alpes. Dans le cadre de son mémoire rédigé au sein du laboratoire EcoFlows à l’Institut national de la recherche agronomique (INRAe), Nils Dumarski a recensé les centrales installées depuis 1900 dont la puissance est inférieure à 10 000 kilowatts. Sur les 323 barrages hydroélectriques comptabilisés, 124 ont été érigés entre 2000 et 2020, quand seulement 116 ont été bâtis entre 1950 et 2000. « Le rythme d’installation des microcentrales hydroélectriques dans les quatre départements étudiés s’accélère, notamment depuis les années 2000. Cette dynamique est particulièrement importante au-dessus de 1 000 mètres », constate-t-il.
Une augmentation que corroborent les données de Reporterre. Grâce au registre national des installations de production et de stockage d’électricité, nous avons identifié 347 petits barrages en activité dans les Alpes dont au moins 167 ont été créés ou rénovés ces vingt dernières années.
L’État mise sur l’hydroélectricité
Ce déploiement s’explique par la volonté de l’État d’augmenter l’hydroélectricité dans son mix énergétique. EDF a racheté de 2007 à 2016 sa production à un tarif préférentiel. Depuis, des appels d’offres sur l’exploitation des petites centrales hydroléctriques ce sont substitués à ce dispositif pour celles de plus de 500 Kw, ce qui garantit aux lauréats un complément de rémunération. Ces incitations financières ont favorisé la professionnalisation de la filière et la multiplication des projets.
Las, la plupart des rivières françaises sont « déjà largement exploité[es] et présente[nt] peu d’opportunités supplémentaires à long terme », souligne le rapport Futurs énergétiques 2050 du gestionnaire du réseau de transport d’électricité haute tension RTE.
Alors, les microcentraliers sont partis à la conquête des sommets français et des dernières rivières sauvages. Soit, dans l’ordre, l’Auvergne-Rhône-Alpes, l’Occitanie et en Provence-Alpes-Côtes d’Azur, selon un état des lieux réalisé en 2023 par le ministère de la Transition écologique.
Des revenus pour les petites communes
La majorité des projets sont aujourd’hui portés par des microcentraliers professionnels, confirme un technicien de DDT à Reporterre. Ces derniers sont souvent en lien avec des communes. « Si un élu de montagne souhaite développer une énergie renouvelable et locale, il va naturellement se tourner vers l’hydroélectricité, qui est adaptée à son relief, ce qui est moins le cas que pour l’éolien ou le solaire », explique Timothée Ollivier, directeur général d’ESDB, une SEM (société d’économie mixte) basée à Briançon (Hautes-Alpes) qui exploite six petites centrales.
Cette énergie peut devenir une source de revenus pour certaines petites communes montagnardes. Elles touchent un loyer sur les terrains utilisés, des intéressements sur la production et des taxes professionnelles et foncières. Difficile d’estimer leurs gains tant ils diffèrent selon les terrains. Malgré leurs tarifs préférentiels, toutes les petites centrales ne sont pas rentables, indique un rapport de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) publié en 2020. Selon les situations, une centrale neuve génère de 37 à 200 euros le mégawattheure.
Certaines stations de ski espèrent même pouvoir financer ainsi la neige de culture, dont la production est particulièrement énergivore. « Avec l’énergie verte de l’hydroélectricité, nous pourrions fabriquer des millions de mètres cubes de neige de culture et enneiger tous les territoires pour les irriguer », assurait dans l’Est Républicain le président de l’Association nationale des maires de stations de montagne (ANMSM) à l’automne 2023.
Une énergie décarbonée qui abîme la biodiversité
Ces projets vont parfois chercher les derniers kilowattheures exploitables dans les parcs nationaux et régionaux, au risque de fragiliser des zones jusque-là préservées. Comme dans le parc des Écrins sur le Petit Tabuc, un des rares torrents alpins encore vierge de toute infrastructure ou le parc du Queyras. Or si l’hydroélectricité est bien une source d’énergie décarbonée, elle engendre des dommages importants sur la biodiversité. « Pendant leur construction, une grande quantité de matières en suspension est libérée dans le cours d’eau, ce qui peut abîmer les branchies des poissons et boucher les organes filtrants de certains macroinvertébrés [insectes, mollusques, crustactés…] », explique Juliette Becquet, hydro-écologue autrice d’une thèsesur les impacts écologiques des altérations hydrologiques en montagne.
À ces dommages temporaires suivent d’autres permanents. Le barrage porte atteinte à la continuité écologique et piscicole. « C’est catastrophique sur des rivières torrentueuses comme chez nous, les truites doivent circuler pour se reproduire », s’alarme David Doucende. Dans les Hautes-Alpes, trois centrales hydroélectriques successives découpent le torrent de Crévoux, affluent de la Durance. « Soit 90 % du domaine piscicole », rumine le pécheur. Il constate l’effondrement des populations de truites lors des inventaires : « Une partie des alevins qui sortent au printemps sont turbinés, certains n’arrivent pas à passer les ouvrages. »
La baisse du débit « peut homogénéiser les conditions hydrauliques et diminue la vitesse et hauteur moyenne du cours d’eau, ce qui favorise un réchauffement de l’eau », poursuit Juliette Becquet. Au risque de perdre certaines espèces d’insectes qui ne vivent que dans les torrents alpins, qui jouent un rôle clé dans la chaîne alimentaire en nettoyant les rivières.
Difficile de faire entendre ces alertes. « L’hydroélectricité a bonne presse, mais l’écologie ce n’est pas que limiter les émissions de CO2, c’est limiter également les atteintes à l’environnement », résume David Doucende.
Les maires font pression
Pour faciliter l’implantation des microcentrales, les maires alpins et les énergéticiens militent pour faire sauter les verrous réglementaires qui encadrent leur implantation. Certains [1] ont envoyé en octobre 2023 un courrier à Élisabeth Borne, alors Première ministre. Ils souhaitaient — en vain— faciliter l’obtention d’une dérogation pour bâtir une centrale là où s’ébattent des espèces protégées.
Dans cette lettre que Reporterre a consultée, ils assurent que « en matière de biodiversité, la filière maîtrise pleinement ses impacts environnementaux grâce à plusieurs décennies d’expériences » et que les petits projets d’hydroélectricité « participent à la lutte contre le dérèglement climatique, comme au maintien en eau de tronçons de cours d’eau pendant les périodes de sécheresse, ce qui constitue autant de refuges pour les populations piscicoles ». Des propos « scandaleux », pour Jacques Pulou, membre du directoire du Réseau Eau et milieux aquatiques de France Nature Environnement.
Encore faut-il qu’il reste de l’eau pour alimenter les barrages. En 2022, « la production hydraulique a atteint son plus bas niveau depuis 1976, en raison des conditions climatiques exceptionnellement chaudes et sèches », a constaté le gestionnaire du réseau de transport d’électricité RTE. « On observe des baisses drastiques des débits moyens de l’ordre de -30 % ces cinquante dernières années sur la moitié sud-est de la France [dont les Alpes] », explique Jean-Philippe Vidal, hydroclimatologue à l’INRAe.
Ce phénomène attribué au dérèglement du climat est observable grâce au site Makaho qui permet de visualiser les évolutions hydrologiques des cours d’eau encore peu influencés par l’humain. Cette situation risque de s’aggraver selon les projections en cours de finalisation du projet Explore2 – les futurs de l’eauporté par l’INRAe. « La tendance qu’on a observée va se poursuivre : les faibles débits d’été vont devenir de plus en plus faibles », avertit le chercheur. Au point de tarir la filière ?
Comment avons-nous calculé le nombre de centrales ?
Difficile de recenser le nombre de microcentrales, même en nous tournant vers les Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) et DDT (Direction départementale interministérielle placée sous l’autorité du préfet) de l’arc alpin. La Savoie et la Haute-Savoie nous ont fourni des listes partielles mais exploitables. Les Alpes-de-Haute-Provence nous ont fourni une carte des projets recensés en 2019. Les Alpes-Maritimes et l’Isère nous ont indiqué ne pas en avoir. Les Hautes-Alpes ne nous ont pas répondu. Le syndicat professionnel France Hydro Électricité nous a indiqué ne pas avoir de chiffre sur cette évolution.
Nous avons donc constitué notre propre base de données à partir du registre national des installations de production et de stockage d’électricité daté du 31 décembre 2023.
En charge de ce jeu de données, Open Data Réseaux Énergies nous a indiqué avoir déjà fait un nettoyage de ces doublons, nous nous sommes chargés de supprimer ceux qui avaient échappé à leur vigilance. Ensuite, nous avons recroisé ces données avec celles fournies par les DDT et par Nils Dumarski. Nous avons finalement croisé les dernières installations datées d’après 2018 avec des recherches Google.
Source article réalisé par Moran Kérinec et publié le 29 février 2024 par reporterre.net