Comment sécheresse et canicule asphyxient nos rivières (Vincent LUCCHESE )

Dans un livre enquête, « Une France sans eau », Vincent Lucchese, journaliste à Reporterre, révèle la face cachée de la disparition de l’eau. Dans cet extrait, il interroge les effets du changement climatique sur les écosystèmes de nos rivières.

Un poisson mort dans le Doubs asséché alors qu'une vague de chaleur frappe la France, le 31 juillet 2020. - © AFP / Sebastien Bozon

Les sécheresses et le réchauffement des eaux risquent-ils de porter le coup de grâce aux écosystèmes de nos rivières ? La question est délicate, tant les écologues travaillent sur de longues échelles de temps, en rupture totale avec les changements brutaux engendrés par le réchauffement climatique« On constate sur le Rhône une augmentation des espèces méridionales d’eau chaude, et une diminution des espèces septentrionales. Ça ne fait qu’une trentaine d’années que l’on observe ce phénomène, ce qui est relativement court en temps de recherche », souligne Martin Daufresne, écologue spécialisé en milieux halieutiques et chargé de recherche à l’Irstea (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture).

Avant de tenter de dégager une tendance systémique, attardons-nous un instant sur le métabolisme des habitants de nos rivières. La plupart des espèces de poissons d’eau douce, en France métropolitaine, ne sont pas faites pour vivre dans une eau à plus de 25 °C. Au-delà de cette température, leur organisme entre en zone de résistance, va stresser, moins bien métaboliser et, si la situation dure trop longtemps, finir par mourir. Or, les épisodes caniculaires estivaux de plus en plus nombreux et intenses confrontent les poissons à ces situations extrêmes. La Loire, en août 2022, a par endroits fait grimper le thermomètre jusqu’à 27 °C. Les relevés effectués par EDF dans le cadre des rejets thermiques des centrales nucléaires enregistrent également de temps à autre des températures à l’amont supérieures à 25 °C, sur le Rhône comme sur la Garonne [1].

Cercles vicieux

C’est d’autant plus problématique que, comme toujours, plusieurs menaces s’autoalimentent lors de ces canicules. C’est reparti pour une cascade de cercles vicieux comme vous commencez à les aimer ! Ces intenses chaleurs, d’abord, sont souvent corrélées à des épisodes de sécheresse. Or, plus le débit du fleuve est faible, plus vite encore il se réchauffe sous les assauts des masses d’air chaud et du soleil. Ensuite, plus ces cours d’eau grimpent en température, moins ils peuvent contenir d’oxygène. Ce qu’on appelle « l’oxygène dissous », c’est-à-dire les molécules de dioxygène qui se baladent librement dans l’eau, sans être liées à d’autres molécules, autrement dit sous forme de minuscules bulles d’oxygène, ne peut être présent qu’en quantité limitée. Et ce seuil maximal de dissolution dans l’eau diminue avec la température. À 0 °C, dans l’eau douce, ce seuil maximal est de 14,6 mg/L, mais de 8,3 mg/L à 25 °C. Sous les 5 mg/L, la vie aquatique ne peut plus se développer normalement, et elle meurt asphyxiée sous 1 mg/L [2].

Mais l’oxygène de l’eau est aussi consommé par le milieu : lorsque la température augmente, cela accélère également le métabolisme de la matière organique, y compris sa dégradation, et cela raréfie encore l’oxygène disponible pour la respiration des organismes d’eau douce. Et ce n’est pas fini ! Moins de débit dans les cours d’eau, c’est aussi une eau plus lente, donc moins de brassage et moins d’oxygénation au contact de l’air. Moins d’eau dans les rivières, c’est aussi, à quantité de polluants constante, une plus grande concentration de ces derniers. Et notamment des rejets en fertilisants agricoles, à base d’azote et de phosphore qui, une fois dans les rivières, boostent la production de matière organique : cette matière végétale va non seulement consommer de l’oxygène en grande quantité mais aussi assombrir le cours d’eau en bloquant la pénétration de la lumière et perturber ainsi fortement tout l’écosystème [3]. C’est le bien connu et redouté phénomène d’eutrophisation, responsable de la prolifération d’algues vertes sur les côtes bretonnes [4].

Pour les poissons stressés, le manque d’oxygène peut aboutir à leur asphyxie.

Et au cercle vicieux de la rivière s’ajoute le cercle vicieux des poissons eux-mêmes. Car leurs organismes, déjà stressés par les conditions de température, sont d’autant plus vulnérables aux autres menaces qui s’accumulent simultanément. « Il faut bien comprendre que les différentes sources de stress ne sont pas simplement additives, elles sont multiplicatives pour les organismes. Les poissons stressés métabolisent mal et sont donc plus sensibles au manque d’oxygène, ce qui peut aboutir à leur asphyxie. Ils sont aussi plus fragiles face aux pollutions toxiques qui deviennent plus concentrées », explique Martin Daufresne.

Un point de rupture fatidique

Alors, les écosystèmes vont-ils craquer ? Un regard rétrospectif sur ce qu’il s’est passé lors de la canicule de 2003 ouvre une perspective assez terrifiante sur ce genre de phénomènes. « À l’époque, on avait travaillé sur les macroinvertébrés aquatiques [des animaux visibles à l’œil nu qui ne possèdent pas de colonne vertébrale] et récolté des données mensuelles sur la Saône. Le changement a été drastique : pendant la canicule, le nombre d’espèces a été divisé par deux en deux mois. Et la densité de population des mollusques divisée par cent ! » décompte le chercheur. Le coup fut si rude qu’un retour à une diversité et à une densité à peu près similaire ne fut pas observée avant 2012. Soit une décennie pour se remettre d’un épisode caniculaire violent… à condition, pour le milieu, de ne pas encaisser un autre événement du même acabit dans l’intervalle.

Mais que se passera-t-il si les sécheresses et canicules du niveau de 2022 deviennent la norme  ? Risque-t-on de passer un point de rupture dont certains écosystèmes ne se relèveront définitivement plus « On n’a pas encore de retour sur 2022. Des études sont en cours pour essayer de déterminer si on se rapproche des points de bascule. Il y a beaucoup de scénarios possibles : on peut avoir des milieux qui perdent beaucoup en diversité mais qui continuent à fonctionner, des évolutions plus douces, ou au contraire un scénario catastrophe, qu’on ne peut pas du tout exclure… », liste Martin Daufresne. Mêmes inquiétudes habillées d’un flou prudent chez Thibaut Datry, directeur de recherche à l’INRAE dans l’unité RIVERLY : « Avec le changement climatique, nous sommes dans une évolution non linéaire, sans aucune stabilité. Il faudra plusieurs années pour déterminer si certains écosystèmes ont franchi un point de rupture. Mais nous sommes clairement dans un contexte propice aux points de bascule. »

(…)

En attendant de savoir quels écosystèmes franchiront ou non un point de rupture fatidique, les chercheurs observent déjà de considérables évolutions dans les structures de peuplement de nos rivières. De précieuses données sur le sujet ont notamment été produites aux abords des centrales nucléaires. Les conditions très encadrées de rejets thermiques dans les fleuves sont accompagnées d’obligations réglementaires de surveillance des milieux, et EDF finance ainsi des programmes de recherche sur la vie des fleuves, en amont et en aval de certaines de ses centrales, notamment sur le Rhône. Martin Daufresne a lui-même effectué sa thèse, au début des années 2000, sur les structures de communautés de poissons aux abords de la centrale du Bugey, sur le Rhône. Depuis, les données ont continué de s’accumuler et de documenter les effets du réchauffement des eaux causé par le changement climatique. En plus de la remontée vers le nord d’espèces méridionales, le chercheur note un autre phénomène, a priori contre-intuitif : l’augmentation du nombre d’espèces total de poissons. « Entre les années 1980 et la fin des années 2010, on est passé en moyenne de 12 à 18 espèces pêchées autour du Bugey. Mais c’est loin d’être une bonne nouvelle », précise-t-il.

Cela traduit en effet un déséquilibre du milieu, une perturbation du partage équitable des ressources du milieu et le risque qu’une des espèces domine les autres, rendant l’ensemble moins résilient. Autre phénomène marquant : la diminution de la taille des espèces. « On observe en moyenne une diminution par deux de la taille des organismes. Pour certaines espèces, cela va même jusqu’à une division par dix ! » D’abord parce que des espèces plus petites prolifèrent mais aussi parce que les poissons juvéniles se font plus nombreux au sein des populations. « Une hypothèse est que dans les conditions de stress croissantes que rencontrent les poissons, les organismes investissent davantage dans la reproduction. Ce qui est néfaste en général pour la survie des adultes », avance Martin Daufresne. La manière dont les écosystèmes réagiront à ces évolutions en cours est encore la grande inconnue. Des recherches tentent actuellement d’anticiper les conséquences sur l’ensemble de la chaîne trophique. Ce qui est sûr, c’est que tout va très vite. « Les populations de certaines espèces ont doublé entre 1990 et 2020, d’autres ont été divisés par deux, ou par dix. On ne peut pas prévoir à quel moment ça va craquer, mais une telle instabilité n’est jamais bon signe. »

Source : article réalisé par Vincent LUCCHESE et publié le 20 juillet 2023 par : Reporterre.net

A propos de l’auteur : Journaliste scientifique spécialisé en écologie, Vincent Lucchese a travaillé pendant plusieurs années pour France 5, puis à la rédaction d’Usbek & Rica, avant de rejoindre Futura comme rédacteur en chef du magazine papier. Il est aussi l’auteur du podcast 300 Milliards d’étoiles qui cumule plus d’un million d’écoutes.

Une France sans eau — La face cachée de la disparition de l’eau, de Vincent Lucchese, aux éditions Alisio, juin 2023, 232 p., 19,90 euros.

À l’été 2022, la France découvre avec effroi les ravages de la sécheresse. Sous nos yeux défilent des paysages irréels de lacs changés en mers végétales, les incendies se multiplient, plusieurs communes doivent être alimentées en eau par camionsciternes. L’hiver qui suit n’offre pas de meilleures conditions. Entre janvier et février 2023, la France métropolitaine fait face à 32 jours consécutifs sans pluie. Un record !

Ces phénomènes de sécheresse extrême pourraient devenir la norme d’ici quelques décennies à peine. Pourtant, 512 milliards de m3 d’eau tombent, en moyenne, chaque année sur le pays. Où sont-ils passés ?

Sur les routes de France, du Doubs aux Hautes-Pyrénées, le journaliste scientifique Vincent Lucchese mène l’enquête. Vous allez enfin comprendre les fascinants mécanismes du cycle de l’eau, les ressorts de cette crise et comment adapter nos infrastructures et modes de vie pour faire face à ces changements si rapides sans sacrifier les écosystèmes. Entre réchauffement climatique, méandres secrets des sous-sols, agriculture et énergie, Vincent Lucchese nous révèle la face cachée de la disparition de l’eau.